Un entretien avec Raphaël Schirmer
Raphaël Schirmer est géographe. Expert auprès de l’INAO et membre du Conseil scientifique de la mission ‘Climats de Bourgogne’, il enseigne à l’Université Bordeaux Montaigne. Ses recherches se concentrent sur l’influence de la viticulture dans la construction de nos paysages. Au fil de ses travaux, il a notamment montré que la viticulture biologique contribue à faire émerger de nouveaux imaginaires en refondant les rapports entre nature et culture.
Dans vos recherches, vous établissez un lien entre paysages viticoles et engagement environnemental. Pourquoi ?
– Aujourd’hui, il y a une attente croissante de la société pour répondre aux enjeux environnementaux, et les paysages viticoles sont un excellent indicateur de ces évolutions et prises de conscience. Autrefois, une vigne « parfaite » signifiait souvent une absence totale de végétation spontanée, avec des rangs impeccables où aucune herbe ne dépasse. Prenons l’exemple du Médoc, où les vignobles de certains châteaux prestigieux s’étendent à perte de vue, sans un arbre ni aucune forme de biodiversité. C’est un véritable désert du point de vue agro-environnemental : pas de nourriture pour les oiseaux ni pour les insectes. À l’inverse, les vignobles en agriculture biologique ou biodynamique, bien que parfois perçus comme plus désordonnés ou complexes, créent des paysages vivants et dynamiques, riches en biodiversité.
La viticulture bio redéfinit donc les paysages viticoles ?
– Absolument. Les pratiques en viticulture bio peuvent inclure plus souvent qu’en viticulture conventionnelle la plantation de haies, l’enherbement entre les rangs, la polyculture et même la réintroduction d’animaux comme les brebis pour le pâturage ou les chevaux pour la traction. Sans oublier le retour des chauves-souris, précieuses auxiliaires contre les nuisibles, avec l’installation de nichoirs. Cette faune, domestique et sauvage, donne presque une dimension « magique » aux paysages. Cela ne se limite pas seulement à l’aspect visuel : on redécouvre des sons, comme les chants d’oiseaux, et des odeurs, avec les fleurs et les arbres. Cette transformation a un impact fort sur le développement de l’œnotourisme, car elle réenchante littéralement les paysages viticoles.
Ce réenchantement des paysages implique-t-il une nouvelle approche du vivant ?
– Effectivement, cela nécessite de repenser notre relation au vivant. Baptiste Morizot, dans son livre L’inexploré, évoque ces nouvelles interactions que nous tissons avec la nature. Il s’inscrit dans la lignée de penseurs comme Bruno Latour ou Philippe Descola qui ont remis en question la séparation traditionnelle entre culture et nature. L’idée est de redéfinir notre regard sur le monde qui nous entoure, en intégrant les végétaux, les animaux, les micro-organismes dans notre réflexion. Plutôt que de chercher à tout maîtriser ou à dominer, il s’agit de comprendre et de coexister avec ces éléments du vivant. Cela marque un changement profond dans notre paradigme de gestion des paysages et des écosystèmes.
Avec des vignerons qui font eux-mêmes partie de ces éco-systèmes.
– Effectivement, être vigneron ou vigneronne bio aujourd’hui va bien au-delà des simples pratiques agricoles. Cela implique une véritable proximité avec la vigne avec une observation et une attention quotidienne. En bannissant l’utilisation de pesticides de synthèse, ces vignerons cherchent aussi à créer un cadre de vie sain et agréable, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs familles, leurs employés et leurs voisins. Il s’agit d’une quête de bien-être au quotidien, ce qui est, à mon sens, fondamental. C’est un aspect qui touche profondément les jeunes générations, comme mes étudiants. Ils sont impressionnés par l’idée que, pour ces vignerons, il ne s’agit pas seulement de produire un certain volume, mais aussi d’être animé par une volonté de vivre en bonne intelligence avec son vignoble, d’en faire un lieu accueillant et durable pour les générations futures.
« Plutôt que de chercher à tout maîtriser ou à dominer, il s’agit de comprendre et de coexister avec ces éléments du vivant. »
Comment sensibiliser les consommateurs à cette nouvelle approche ?
– Il est vrai que les vins bio ont parfois été enfermés dans un discours trop technique, centré sur l’usage du cuivre, du soufre ou les alternatives aux pesticides de synthèse. On oublie souvent de valoriser les bénéfices intangibles de cette viticulture, ce « supplément d’âme » que représente la préservation du paysage et de la biodiversité. En géographie, on parle d’« aménité », c’est-à-dire l’agrément que l’on tire d’un lieu. C’est précisément ce que le monde viticole devrait davantage mettre en avant. Il est essentiel que les consommateurs prennent conscience de ces atouts pour les inciter à choisir des vins bio pour des raisons éthiques.
Cela influencerait-il les critères d’achat du vin ?
– Nous devons repenser nos critères de qualité pour le vin. Actuellement, ils sont essentiellement fondés sur des critères de dégustation ou de réputation. Mais pour un nombre croissant de personnes, ces critères ne sont plus suffisants. Il s’agit aussi de valoriser ce qui entoure la production du vin : la protection du paysage, le respect de la biodiversité ou encore le nombre d’emplois générés. Dans d’autres secteurs alimentaires, les consommateurs se soucient du local, du bien-être animal… Le vin devrait également entrer dans cette dynamique.
La transition vers le bio doit-elle se faire à l’échelle collective ?
– Des coopératives entièrement bio pourraient jouer un rôle clé dans cette structuration, appuyées par des politiques publiques fortes. Le dernier rapport de la Cour des comptes européenne de septembre 2024 souligne d’ailleurs que les objectifs européens d’atteindre 25 % d’agriculture biologique d’ici 2030 ne seront pas atteints faute de mesures adéquates. Pourtant, la viticulture bio représente une réelle opportunité pour redynamiser nos campagnes, où elle génère plus d’emplois que la viticulture conventionnelle, car elle a davantage besoin de main d’œuvre. La crise actuelle pourrait bien être un tournant décisif pour revoir certains piliers sur lesquels repose notre monde viticole.
Selon vous, quels seraient les piliers à réformer pour soutenir le développement de la viticulture bio ?
– L’une des pistes serait de réformer le cadre des appellations d’origine. Aujourd’hui, la plupart des vignerons maîtrise l’art de produire de bons vins. Ce qui est essentiel désormais, c’est de progresser sur d’autres fronts : la durabilité, la préservation des paysages, la biodiversité, la prise en compte du voisinage. Les cahiers des charges des appellations devraient intégrer ces enjeux. Par exemple, la protection des paysages vivants, la plantation de haies ou la couverture forestière pourraient devenir des critères aussi importants que les caractéristiques organoleptiques. Cela permettrait d’élargir la notion de terroir pour y inclure la dimension écologique et durable.