Économie : « L’État a un intérêt à soutenir l’agriculture biologique » 


Un entretien avec l’économiste écologique Harold Levrel

Membre du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED), Harold Levrel enseigne l’économie à AgroParisTech. Il a publié de nombreux travaux sur les bénéfices et coûts des différents modèles de production agricole, dont l’agriculture biologique. “Celle-ci est un modèle viable, que la puissance publique aurait intérêt à soutenir”, explique-t-il. 

Pourquoi l’agriculture biologique suscite-t-elle des débats ? 

Aujourd’hui, il n’y a pas de raisons valables de s’opposer à l’agriculture biologique. Les preuves scientifiques, en matière de bénéfices environnementaux, sanitaires, sociaux du bio par rapport à l’agriculture conventionnelle, sont incontestables ! Et nous sommes dans une période d’innovation et de progrès : nous connaissons les solutions pour lutter efficacement contre les nuisibles sans avoir besoin de recourir aux intrants de synthèse. Cependant, un changement de paradigme dérange certains gros producteurs, notamment céréaliers, qui craignent de voir leurs rendements baisser significativement. Étant donné qu’ils exploitent de grandes surfaces agricoles, ils disposent d’une influence considérable dans les débats publics. Or, pour défendre leurs intérêts, ils cherchent à discréditer le bio en mettant en avant des risques supposés pour la souveraineté alimentaire du pays, bien que leurs arguments ne soient pas fondés. 

Justement, les détracteurs de l’agriculture biologique soulèvent fréquemment la question des rendements. Qu’en est-il réellement ?  

Les pertes de rendements après une conversion à l’agriculture biologique varient selon les types de culture. Elles peuvent être insignifiantes, mais se situent généralement entre 15 et 20 % pour les fruits et légumes, et entre 30 et 35 % pour les céréales. Cependant, si l’on adopte une perspective systémique, on constate que l’agriculture conventionnelle, avec ses stratégies productivistes, privilégie des espèces très productives, mais aussi plus fragiles. De fait, ces cultures sont très vulnérables avec des risques de pertes élevées, ce qui rend nécessaire l’utilisation de produits chimiques de synthèse qui finiront par polluer les eaux et les sols, nuisant à la biodiversité, notamment à la faune dite auxiliaire qui rassemble les prédateurs naturels des nuisibles. Et lorsque l’on prend en compte les coûts liés à la dépollution des eaux et des sols ainsi qu’au risque d’épuisement des terres, on réalise que les avantages de rendements élevés sont largement dépassés par les coûts environnementaux et sociaux.

En revanche, l’agriculture biologique, en évitant les intrants chimiques, génère des externalités positives pour l’environnement. Un des leviers d’adaptation est de miser sur des espèces plus rustiques et résilientes, qui, bien que moins productives, s’adaptent mieux aux aléas climatiques et aux parasites. 

Comment compenser cette baisse de rendement ?  

Il est nécessaire de compenser mécaniquement par une rémunération plus importante. Cela implique notamment que le consommateur accepte de payer plus cher. Cependant, le pouvoir d’achat est devenu un enjeu majeur et de nombreux consommateurs sont de plus en plus réticents à payer une « prime au bio ». Certains restent prêts à payer plus cher pour des raisons de santé, d’autres pour l’impact environnemental ou la qualité nutritionnelle. Mais avec la baisse du pouvoir d’achat, la dynamique s’est fragilisée. 

Si le consommateur n’est plus disposé à payer plus cher, comment peut-on soutenir le modèle de l’agriculture biologique ?

La seule solution viable pour compenser cette situation serait de réorienter certaines subventions européennes. Bien que l’agriculture biologique réduise la pollution des sols, de l’eau, de l’air, ainsi que les risques sanitaires pour les travailleurs et les consommateurs, elle ne reçoit pas pour autant plus de subventions ! Même les aides au maintien de l’agriculture biologique ont été récemment supprimées. En France, il est courant que l’État intervienne financièrement lorsqu’un secteur traverse une crise, mais cela ne s’applique pas systématiquement au bio. Le secteur biologique est moins organisé et moins visible que les filières — bovines, porcines, céréalières, betteravières — qui savent défendre leurs intérêts et se faire entendre. Par conséquent, l’État ne se sent pas obligé de compenser les manques à gagner du bio, bien que ce dernier génère des externalités positives.

Actuellement, neuf milliards d’euros sont distribués chaque année en fonction de la taille des exploitations agricoles, et qui profitent principalement à ceux qui érodent le capital naturel. Mais cette situation pourrait changer.

En France, les agriculteurs bio reçoivent 30 % de moins que leurs homologues conventionnels par unité de travail agricole, tandis qu’en Allemagne, ils reçoivent 50 % de plus. Cela reflète un choix de subvention qui privilégie le capital et les grandes exploitations plutôt que le travail agricole et l’écoconditionnalité.

Justement, est-ce que l’agriculture biologique contribue à la création d’emplois ?

Oui, et c’est logique : l’abandon des intrants de synthèse nécessite de nouvelles méthodes de travail, des innovations techniques et de nouveaux outils, ce qui implique davantage de travail humain. C’est une tendance observée partout dans le monde. Bien que cela représente une charge supplémentaire pour les exploitants, du point de vue des politiques publiques, c’est aussi une opportunité de recréer des emplois dans des zones rurales qui souffrent souvent de dépeuplement. Cependant, il ne faut pas s’attendre à attirer des travailleurs dans l’agriculture si les conditions restent difficiles, sans possibilité de week-ends ni de vacances. Il est donc essentiel de penser à des dispositifs de travail collectif et partagé, où les tâches sont réparties, les week-ends assurés, et où les travaux agricoles sont moins répétitifs et moins exigeants physiquement. 

Cela revient donc à repenser les formes d’une exploitation agricole ? 

En effet, certaines personnes ont expérimenté des systèmes d’exploitation en ateliers sur une même ferme, où plusieurs activités se complètent. Par exemple, l’agriculture biologique nécessite des intrants naturels comme le fumier et d’autres matières organiques, ce qui implique la présence d’élevage et de parcelles dédiées aux céréales et au fourrage pour nourrir les animaux. Ce type de couplage permet de développer, transformer, et récupérer de la valeur ajoutée. Les ateliers pourraient s’adapter en fonction des opportunités de marché, avec la possibilité pour les travailleurs de changer de poste, ce qui serait plus en phase avec les attentes des jeunes agriculteurs. L’idée est de créer des synergies entre les exploitations pour améliorer l’efficacité, de ne pas se focaliser uniquement sur la productivité spécialisée, mais plutôt de miser sur la diversification pour maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur et récupérer les marges dégagées tout en réduisant la dépendance aux intermédiaires tels que les conseillers agricoles ou les entreprises phytosanitaires.  

Alors, qu’est-ce qui empêche encore l’agriculture biologique de devenir la norme ? 

Le modèle productiviste, encore trop souvent érigé comme religion ! 

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